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II

Cherchons donc l'homme, et dans son style. Le style explique l'œuvre; en montrant les traits principaux du génie, il annonce les autres. Une fois qu'on a saisi la faculté maîtresse, on voit l'artiste tout entier se développer comme une fleur.

Shakspeare imagine avec abondance et avec excès; il répand les métaphores avec profusion sur tout ce qu'il écrit; à chaque instant les idées abstraites se changent chez lui en images; c'est une série de peintures qui se déroule dans son esprit. 11 ne les cherche pas, elles viennent d'elles-mêmes; elles se pressent en lui, elles couvrent les raisonnements, elles offusquent de leur éclat la pure lumière de la logique. Il ne travaille point à expliquer ni à prouver; tableau sur tableau, image sur image, il copie incessamment les étranges et splendides visions qui s'engendrent les unes les autres et s'accumulent en lui. Comparez à nos sobres écrivains cette phrase que je traduis au hasard dans un dialogue tranquille1: « Chaque vie particulière est tenue de se garder contre le mal avec toute la force et toutes les armes de sa pensée; à bien plus forte raison, l'âme de qui dépendent et sur qui reposent tant de vies. La mort de la majesté royale ne va pas seule. Comme un gouffre, elle entraîne après

1. Hamlet, III, scène iv.

elle ce qui est près d'elle. C'est une roue massive fixée sur la cime de la plus haute montagne; à ses rayons énormes sont attachées et emmortaisées dix mille choses moindres. Quand elle tombe, chaque petite dépendance, chaque mince annexe accompagne sa ruine bruyante. Quand le roi soupire, tout un monde gémit. » Voilà trois images coup sur coup pour exprimer la même pensée. C'est une floraison; une branche sort du tronc, et de celle-ci une autre, qui se multiplie par de nouveaux rameaux. Au lieu d'un chemin uni, tracé par une suite régulière de jalons secs et sagement plantés, vous entrez dans un bois touffu d'arbres entrelacés et de riches buissons qui vous cachent et vous ferment la voie, qui ravissent et qui éblouissent vos yeux par la magnificence de leur verdure et par le luxe de leurs fleurs. Vous vous étonnez au premier instant, esprit moderne, affairé, habitué aux dissertations nettes de notre poésie classique; vous ressentez de la mauvaise humeur; vous pensez que l'auteur s'amuse, et que, par amour-propre et mauvais goût, il s'égare et vous

1.

The single and peculiar life is bound,

With all the strength and armour of the mind,
To keep itself from 'noyance; but much more
That spirit, upon whose weal depend and rest
The lives of many. The cease of majesty
Dies not alone, but, like a gulf, doth draw
What's near it, with it: it is a massy wheel,
Fix'd on the summit of the highest mount,
To whose huge spokes ten thousand lesser things
Are mortis'd and adjoin'd, which, when it falls,
Each small annexment, petty consequence,
Attends the boist'rous ruin. Never alone
Did the king sigh, but with a general groan.

égare dans les fourrés de son jardin. Point du tout;, s'il parle ainsi, ce n'est point par choix, c'est par force; la métaphore n'est pas le caprice de sa volonté, mais la forme de sa pensée. Au plus fort de sa passion, il imagine encore. Quand Hamlet, désespéré, se rappelle la noble figure de son père, il aperçoit les tableaux mythologiques dont le goût du temps remplissait les rues. Il le compare au héraut Mercure, << nouvellement descendu sur une colline qui baise le ciel. Cette apparition charmante, au milieu d'une sanglante invective, prouve que le peintre subsiste sous le poëte. Involontairement et hors de propos, il vient d'écarter le masque tragique qui couvrait son visage, et le lecteur, derrière les traits contractés de ce masque terrible, découvre un sourire gracieux et inspiré qu'il n'attendait pas.

>>

Il faut bien qu'une pareille imagination soit vio-{ lente. Toute métaphore est une secousse. Quiconque involontairement et naturellement transforme une idée sèche en une image, a le feu au cerveau; les vraies métaphores sont des apparitions enflammées qui rassemblent tout un tableau sous un éclair. Jamais, je crois, chez aucune nation d'Europe et en aucun siècle de l'histoire, on n'a vu de passion si grande. Le style de Shakspeare est un composé d'expressions forcenées. Nul homme n'a soumis les mots à une pareille torture. Contrastes heurtés, exagérations furieuses, apostrophes, exclamations, tout le

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délire de l'ode, renversement d'idées, accumulation d'images, l'horrible et le divin assemblés dans la même ligne, il semble qu'il n'écrive jamais une parole sans crier. « Qu'ai-je fait?» dit la reine à son fils Hamlet....

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Une action qui flétrit la grâce et la rougeur de la modestie, appelle la vertu hypocrite, ôte la rose au beau

front de l'innocent amour,

vœux du mariage

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et y met un alcère, rend les aussi faux que des serments de joueurs. Oh! une action pareille arrache l'âme du corps des contrats, et fait de la douce religion une rapsodie de phrases. La face du ciel s'enflamme de honte, oui, et ce globe solide, cette masse compacte, — le visage morne comme au jour du jugement, est malade d'y penser'!

C'est le style de la frénésie. Encore n'ai-je pas tout traduit. Toutes ces métaphores sont furieuses, toutes ces idées arrivent au bord de l'absurde. Tout s'est transformé et défiguré sous l'ouragan de la passion. La contagion du crime qu'il dénonce a souillé la nature entière. Il ne voit plus dans le monde que corruption et mensonge. C'est peu d'avilir les gens vertueux, il avilit la vertu même. Les choses inanimées sont entraînées dans ce tourbillon de douleur. La

1.

Such an act, that blurs the grace and blush of modesty;
Calls virtue, hypocrite; takes off the rose

From the fair forehead of an innocent love,

And sets a blister there; makes marriage vows

As false as dicers' oaths: O such a deed

As from the body of contraction plucks
The very soul; and sweet religion makes

A rhapsody of words: Heaven's face doth glow;
Yea, this solidity and compound mass,
With tristful visage, as against the doom,
Is thought sick at the act.

teinte rouge du ciel au soleil couchant, la pâle obscurité que la nuit répand sur le paysage, se changent en rougeurs et en pâleurs de honte, et le misérable homme qui parle et qui pleure voit le monde entier chanceler avec lui dans l'éblouissement du désespoir.

Hamlet est à demi fou, dira-t-on; cela explique ces violences d'expression. La vérité est qu'Hamlet ici, c'est Shakspeare. Que la situation soit terrible ou paisible, qu'il s'agisse d'une invective ou d'une conversation, le style est partout excessif. Shakspeare n'aperçoit jamais les objets tranquillement. Toutes les forces de, son esprit se concentrent sur l'image ou sur l'idée présente. Il s'y enfonce et s'y absorbe. Auprès de ce génie, on est comme au bord d'un gouffre; l'eau tournoyante s'y précipite, engloutissant les objets qu'elle rencontre, et ne les rend à la lumière que transformés et tordus. On s'arrête avec stupeur devant ces métaphores convulsives, qui semblent écrites par une main fiévreuse dans une nuit de délire, qui ramassent en une demi-phrase une page d'idées et de peintures, qui brûlent les yeux qu'elles veulent éclairer. Les mots perdent leur sens; les construc tions se brisent; les paradoxes de style, les apparentes faussetés que de loin en loin on hasarde en tremblant dans l'emportement de la verve, deviennent le langage ordinaire; il éblouit, il révolte, il épouvante, il rebute, il accable; ses vers sont un chant perçant et sublime, noté à une clef trop haute, audessus de la portée de nos organes, qui blesse nos

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