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oreilles, et dont notre esprit seul devine la justesse et la beauté.

C'est peu cependant, car cette force de concentration singulière est encore doublée par la brusquerie de l'élan qui la déploie. Chez Shakspeare, nulle préparation, nul ménagement, nul développement, nul soin pour se faire comprendre. Comme un cheval trop ardent et trop fort, il bondit, il ne sait pas courir. Il franchit entre deux mots des distances énormes, et se trouve aux deux bouts du monde en un instant. Le lecteur cherche en vain des yeux la route intermédiaire, étourdi de ces sauts prodigieux, se demandant par quel miracle le poëte au sortir de cette idée est entré dans cette autre, entrevoyant parfois entre deux images une longue échelle de transitions que nous gravissons pied à pied avec peine, et qu'il a escaladée du premier coup. Shakspeare vole, et nous rampons. De là un style composé de bizarreries, des images téméraires rompues à l'instant par des images plus téméraires encore, des idées à peine indiquées achevées par d'autres qui en sont éloignées de cent lieues, nulle suite visible, un air d'incohérence; à chaque pas on s'arrête, le chemin manque; on aperçoit là-haut, bien loin de soi, le poëte, et l'on découvre qu'on s'est engagé sur ses traces dans une contrée escarpée, pleine de précipices, qu'il parcourt comme une promenade unie, et où nos plus grands efforts peuvent à peine nous traîner.

Que sera-ce donc si maintenant l'on remarque que ces expressions si violentes et si peu préparées, au

lieu de se suivre une à une, lentement et avec effort, se précipitent pår multitudes avec une facilité et une abondance entraînantes, comme des flots qui sortent en bouillonnant d'une source trop pleine, qui s'accumulent, montent les uns sur les autres, et ne trouvent nulle part assez de place pour s'étaler et s'épuiser? Voyez dans Roméo et Juliette vingt exemples de cette verve intarissable. Ce que les deux amants entassent de métaphores, d'exagérations passionnées, de pointes, de phrases tourmentées, d'extravagances amoureuses, est infini. Leur langage ressemble à des roulades de rossignols. Les gens d'esprit de Shakspeare, Mercutio, Béatrice, Rosalinde, les clowns, les bouffons, petillent de traits forcés, qui partent coup sur coup comme une fusillade. Il n'en est pas un qui ne trouve assez de jeux de mots pour défrayer tout un théâtre. Les imprécations du roi Lear et de la reine Marguerite suffiraient à tous les fous d'un hôpital et à tous les opprimés de la terre. Les sonnets sont un délire d'idées et d'images creusées avec un acharnement qui donne le vertige. Son premier poëme, Vénus et Adonis, est l'extase sensuelle d'un Corrége insatiable et enflammé. Cette fécondité exubérante porte à l'excès des qualités déjà excessives, et centuple le luxe des métaphores, l'incohérence du style et la violence effrénée des expressions1.

Tout cela se réduit à un seul mot: les objets entraient

1. C'est pourquoi, aux yeux d'un écrivain du dix-septième siècle, le style de Shakspeare est le plus obscur, le plus prétentieux, le plus pénible, le plus barbare et le plus absurde qui fut jamais.

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organisés et complets dans son esprit; ils ne font que passer dans le nôtre, désarticulés, décomposés, pièce par pièce. Il pensait par blocs, et nous pensons par morceaux de là son style et notre style, qui sont deux langues inconciliables. Nous autres, écrivains et raisonneurs, nous pouvons noter précisément par un mot chaque membre isolé d'une idée et représenter l'ordre exact de ses parties par l'ordre exact de nos expressions nous avançons par degrés, nous suivons les filiations, nous nous reportons incessamment aux racines, nous essayons de traiter nos mots comme des chiffres, et nos phrases comme des équations; nous n'employons que les termes généraux que tout esprit peut comprendre et les constructions régulières dans lesquelles tout esprit doit pouvoir entrer; nous atteignons la justesse et la clarté, mais non la vie. Shakspeare laisse là la justesse et la clarté et atteint la vie. Du milieu de sa conception complexe et de sa demivision colorée, il arrache un fragment, quelque fibre palpitante, et vous le montre; à vous, sur ce débris, de deviner le reste; derrière le mot il y a tout un tableau, une attitude, un long raisonnement en raccourci, un amas d'idées fourmillantes; vous les connaissez, ces sortes de mots abréviatifs et pleins: ce sont ceux que l'on crie dans la fougue de l'invention ou dans l'accès de la passion, termes d'argot et de mode qui font appel aux souvenirs locaux et à l'expérience personnelle1, petites phrases hachées et incor

1. Le Dictionnaire de Shakspeare est le plus abondant de tous. Il comprend environ 15 000 mots, et celui de Milton 8000.

rectes qui expriment par leur irrégularité la brusquerie et les cassures du sentiment intérieur, mots triviaux, figures excessives1. Il y a un geste sous chacune d'elles, une contraction subite de sourcils, un plissement des lèvres rieuses, une pantalonnade ou un déhanchement de toute la machine. Aucune de ces phrases ne note des idées, toutes suggèrent des images; chacune d'elles est l'extrémité et l'aboutissement d'une action mimique complète; aucune d'elles n'est l'expression et la définition d'une idée partielle et limitée. C'est pour cela que Shakspeare est étrange et puissant, obscur et créateur par delà tous les poëtes de son siècle et de tous les siècles, le plus immodéré entre tous les violateurs du langage, le plus extraordinaire entre tous les fabricateurs d'âmes, le plus éloigné de la logique régulière et de la raison classique, le plus capable d'éveiller en nous un monde de formes, et de dresser en pied devant nous des personnages vivants.

III

Recomposons ce monde en cherchant en lui l'empreinte de son créateur. Un poëte ne copie pas au hasard les mœurs qui l'entourent; il choisit dans cette vaste matière, et transporte involontairement sur la scène les habitudes de cœur et de conduite qui con

1. Voy. dans Hamlet le discours de Laërtes à sa sœur, et de Polonius à Laërtes. Le style est hors de la situation, et on voit là à nu le procédé naturel et obligé de Shakspeare.

LITT. ANGL.

II-13

viennent le mieux à son talent. Supposez-le logicien, moraliste, orateur, tel qu'un de nos grands tragiques du dix-septième siècle : il ne représentera que les mœurs nobles, il évitera les personnages bas; il aura horreur des valets et de la canaille; il gardera au plus fort des passions déchaînées les plus exactes bienséances; il fuira comme un scandale tout mot ignoble et cru; il mettra partout la raison, la grandeur et le bon goût; il supprimera la familiarité, les enfantillages, les naïvetés, le badinage gai de la vie domestique; il effacera les détails précis, les traits particuliers, et transportera la tragédie dans une région sereine et sublime où ses personnages abstraits, dégagés du temps et de l'espace, après avoir échangé d'éloquentes harangues et d'habiles dissertations, se tueront convenablement et comme pour finir une cérémonie. Shakspeare fait tout le contraire, parce que son génie est tout l'opposé. Sa faculté dominante est l'imagination passionnée délivrée des entraves de la raison et de la morale; il s'y abandonne et ne trouve dans l'homme rien qu'il veuille retrancher. Il accepte la nature et la trouve belle tout entière; il la peint dans ses petitesses, dans ses difformités, dans ses faiblesses, dans ses excès, dans ses déréglements et dans ses fureurs; il montre l'homme à table, au lit, au jeu, ivre, fou, malade; il ajoute les coulisses à la scène. Il ne songe point à ennoblir, mais à copier la vie humaine, et n'aspire qu'à rendre sa copie plus énergique et plus frappante que l'original.

De là les mœurs de ce théâtre, et d'abord le manque

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