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leurs instincts. Pour achever de les endurcir, les institutions travaillent dans le même sens que la nature. La nation est armée, chaque homme est élevé en soldat, tenu d'avoir des armes selon sa condition, de s'exercer le dimanche et les jours de fête; depuis le yeoman jusqu'au lord, la vieille constitution militaire les tient enrégimentés et prêts à l'action. Dans un Etat qui ressemble à une armée, il faut que les châtiments, comme dans une armée, soient terribles, et, pour les aggraver, la hideuse guerre des deux Roses qui, à chaque incertitude de la succession, peut reparaître, est encore présente dans tous les souvenirs. De pareils instincts, une semblable constitution, une telle histoire dressent devant eux l'idée de la vie avec une sévérité tragique; la mort est à côté, et aussi les blessures, les billots, les supplices; le beau manteau de pourpre que les Renaissances du Midi étalent joyeusement au soleil pour s'en parer comme d'une robe de fête, est ici taché de sang et bordé de noir. Partout une discipline rigide, et la hache prête pour toute apparence de trahison; les plus grands, des évêques, un chancelier, des princes, des parents du roi, des reines, un protecteur, agenouillés sur la paille, viendront éclabousser la Tour de leur sang; un à un, on les voit défiler, tendre le col: le duc de Buckingham, la reine Anne de Boleyn, la reine Catherine Howard, le comte de Surrey, l'amiral Seymour, le duc de Somerset, lady Jane Grey et son mari, le

1. Voyez Froude, History of England, tomes I, II, III,

duc de Northumberland, la reine Marie Stuart, le comte d'Essex, tous sur le trône ou sur les marches du trône, au faîte des honneurs, de la beauté, de la jeunesse et du génie; de cette procession éclatante, on ne voit revenir que des troncs inertes, maniés à plaisir par la main du bourreau. Compterai-je les bûchers, les pendaisons, les hommes vivants détachés de la potence, éventrés, coupés en quartiers', les membres jetés au feu, les têtes exposées sur les murailles? Il y a telle page d'Holinshed qui semble un nécrologe: « Le vingt-cinquième jour de mai, dans l'église de Saint-Paul de Londres, furent examinés • dix-neuf hommes et six femmes nés en Hollande, » qui étaient hérétiques; « quatorze d'entre eux furent • condamnés: un homme et une femme brûlés à << Smithfield; les douze autres furent envoyés dans d'autres villes pour être brûlés. Le dix-neuvième juin, trois moines de Charterhouse furent pendus, « détachés et coupés en quartiers à Tyburn, leurs têtes et leurs morceaux exposés dans Londres, pour avoir ⚫ nié que le roi fût le chef suprême de l'Église. - Et « aussi le vingt-unième du même mois, et pour la <même cause, le docteur John Fisher, évêque de Ro

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chester, fut décapité pour avoir nié la suprématie, ⚫ et sa tête exposée sur le pont de Londres. Le pape ⚫ l'avait nommé cardinal et lui avait envoyé son cha• peau jusqu'à Calais, mais la tête était tombée avant

1. Quand son cœur fut arraché, il poussa un gros gémissement. › Exécution de Parry, Strype, III, 251. Consulter Lingard, IV, 259; Holinshed, 11, 938.

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<< que le chapeau fût dessus, de sorte qu'ils ne se ren« contrèrent pas. -Le premier de juillet, sir Thomas « More fut décapité pour le même crime, c'est-à-dire « pour avoir nié que le roi fût chef suprême de l'Église. Aucun de ces meurtres ne semble extraordinaire; les chroniqueurs en parlent sans s'indigner; les condamnés vont au billot paisiblement, comme si la chose était toute naturelle. Anne de Boleyn dit sérieusement avant de livrer sa tête : « Je prie Dieu de conserver le roi, et de lui envoyer un long règne, car jamais il n'y eut prince meilleur et plus compatissant1.» La société est comme en état de siége, si tendue que chacun enferme dans l'idée de l'ordre, l'idée de l'échafaud. On l'aperçoit, la terrible machine, dressée sur toutes les routes de la vie humaine; les petites y conduisent comme les grandes. Une sorte de loi martiale, implantée par la conquête dans les matières civiles, est entrée de là dans les matières ecclésiastiques, et le régime économique lui-même a fini par s'y trouver asservi. Ainsi que dans un camp, les dépenses, l'habillement, la nourriture de chaque classe sont fixés et restreints; nul homme ne peut vaguer hors de son district, être oisif, vivre à sa volonté. Tout inconnu est saisi, interrogé; s'il ne peut rendre bon compte de lui-même, les stocks de la paroisse sont là pour

1. Holinshed, 940. 2. Sous Henri IV et Henri V.

3. Froude, I, 15.

4. Machine de bois qui servait pour les punitions; c'est une sorte de cangue.

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meurtrir ses jambes; comme dans un régiment, il passe pour un espion et pour un ennemi. Quiconque, dit la loi1, aura vagabondé pendant trois jours, sera marqué d'un fer rouge sur la poitrine, et livré comme esclave à celui qui le dénoncera. « Celui-ci prendra l'esclave, lui donnera du pain, de l'eau, de la petite boisson, des aliments de rebut, et le forcera à travailler, en le battant, en l'enchaînant, ou autrement, quel que soit l'ouvrage ou le travail, si abject qu'il soit. » Il peut le vendre, le léguer, le louer, trafiquer de lui, « comme de tout autre bien, meuble ou marchandise,» lui mettre un cercle de fer au cou et à la jambe; s'il fuit et s'absente plus de quatorze jours, il est marqué au front d'un fer rouge, et esclave pour toute sa vie; s'il fuit une seconde fois, il est tué. Parfois, dit More, on voit une vingtaine de voleurs pendus au même gibet. En un an2, quarante personnes furent mises à mort dans le seul comté de Somerset, et, dans chaque comté, on trouvait trois ou quatre cents voleurs et vagabonds qui parfois s'assemblaient et pillaient en troupes armées de soixante hommes. Qu'on regarde de près à toute cette histoire, aux bûchers de Marie, aux piloris d'Élisabeth, et on verra que la température morale de ce pays, comme sa température physique, est âpre entre toutes. La joie n'y est point savourée comme en Italie; ce qu'on appelle Merry England, c'est l'Angleterre livrée à la verve animale, au

1. En 1547. Pictorial history, t. II, 467.

2. Pictorial history, tome II, 907, année 1596.

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rude entrain que communiquent la nourriture abondante, la prospérité continue, le courage et la confiance en soi; la volupté manque en ce climat et dans cette race. Au milieu des belles croyances populaires apparaissent les lugubres rêves et le cauchemar atroce de la sorcellerie. L'évêque Jewell1 déclare devant la reine que, dans ces dernières années, les sorcières et sorciers se sont merveilleusement multipliés. » Tels ministres affirment « qu'ils ont eu à la fois dans leur paroisse dix-sept ou dix-huit sorcières, entendant par là celles qui pourraient opérer des miracles surnaturels. Elles jettent des sorts qui « pâlissent les joues, dessèchent la chair, barrent le langage, bouchent les sens, consument l'homme jusqu'à la mort. » Instruites par le diable, elles font, a avec les entrailles et les membres des enfants, des onguents pour chevaucher dans l'air. Quand un enfant n'est pas baptisé ou préservé par le signe de la croix, « elles vont le prendre la nuit dans son berceau ou aux côtés de sa mère..., le tuent..., puis, l'ayant enseveli, le dérobent du tombeau pour le faire bouillir en un chaudron jusqu'à ce que la chair soit devenue potable. C'est une règle infaillible que, chaque quinzaine, ou tout au moins chaque mois, chaque sorcière doit au moins

»

1. Démonologie-du roi Jacques, statuts du Parlement de 1597 à 1613: «Un nommé Scot, dit le roi Jacques, n'a pas eu honte de nier dans un imprimé public qu'il y eût une chose telle que la sorcellerie, soutenant ainsi la vieille erreur des Saducéens, lesquels niaient qu'il y eût des esprits. » Voyez le livre de Reginald Scot. 1584 (Nathan Drake).

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