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Souvent, en relisant mes pages, j'ai cru les trouver obscures ou traînantes, j'ai essayé de faire mieux; lorsque la période a été debout élégante ou claire, au lieu de Milton, je n'ai rencontré que Bilaubé; ma prose lucide n'était plus qu'une prose commune ou artificielle, telle qu'on en trouve dans tous les écrits communs du genre classique. Je suis revenu à ma première traduction; quand l'obscurité a été invincible, je l'ai laissée : à travers cette obscurité on sentira encore le Dieu.

Dans le second livré du Paradis perdu, on lit ce passage:

No rest through many a dark and dreary vale

They pass'd, and many a region dolorous,

O'er many a frozen, many a fiery Alp,

Rocks, caves, lakes, fens, bogs, dens, and shades of death;

A universe of death, which God by curse

Created evil, for evil only good,

Where all life dies, death lives, and nature breeds,

Perverse, all monstrous, all prodigious things,

Abominable, inutterable, and worse

Than fables yet have feign'd, or fear conceived,
Gorgons, and Hydras, and Chimæras dire.

Elles traversent maintes vallées sombres et désertes, maintes régions douloureuses, par dessus maintes Alpes de glace et maintes Alpes de feu : rocs, grottes, lacs, mares, gouffres, antres et ombres de mort; univers de mort, que Dieu dans sa malédiction créa mauvais, bon pour le mal seulement; Univers où toute Vie meurt, où toute Mort vit, où la Nature perverse engendre toutes choses monstrueuses, toutes choses prodigieuses, abominables, inexprimables, et pires que ce que la fable inventa ou la frayeur conçut : Gorgones et Hydres et Chimères effroyables. »

Ici le mot répété many est traduit par notre vieux mot maintes, qui donne à la fois la traduction littérale

et presque la même consonnance. Le fameux vers monosyllabique si admiré des Anglais:

Rocks, caves, lakes, fens, bogs, dens, and shades of death,

j'ai essayé de le rendre par les monosyllabes rocs, grottes, lacs, mares, gouffres, antres et ombres de mort, en retranchant les articles. Le passage rendu de cette manière produit des effets d'harmonie semblables ; mais, j'en conviens, c'est un peu aux dépens de la syntaxe. Voici le même passage, traduit dans toutes les règles de la grammaire par Dupré de Saint-Maur:

<< En vain traversaient-elles des vallées sombres et » hideuses, des régions de douleur, des montagnes de >> glace et de feu; en vain franchissaient- elles des ro» chers, des fondrières, des lacs, des précipices, et » des marais empestés; elles retrouvaient toujours d'é» pouvantables ténèbres, les ombres de la mort, que >> Dieu forma dans sa colère, au jour qu'il créa les maux » inséparables du crime. Elles ne voyaient que des >> lieux où la vie expire, et où la mort seule est vivante : » la nature perverse n'y produit rien que d'énorme et » de monstrueux; tout en est horrible, inexprimable, >> et pire encore que tout ce que les fables ont feint, ou la crainte s'est jamais figuré de Gorgones, d'Hy» dres et de Chimères dévorantes. >>

» que

Je ne parle point de ce que le traducteur prête ici au texte; c'est au lecteur à voir ce qu'il gagne ou perd

par cette paraphrase ou par mon mot à mot. On peut consulter les autres traductions, examiner ce que mes prédécesseurs ont ajouté ou omis (car ils passent en général les endroits difficiles): peut-être en résulterat-il cette conviction que la version littérale est ce qu'il y a de mieux pour faire connaître un auteur tel que Milton.

J'en suis tellement convaincu que dans l'Essai sur la littérature anglaise, en citant quelques passages du Paradis perdu, je me suis légèrement éloigné du texte. Eh bien! qu'on lise les mêmes passages dans la traduction littérale du poème, et l'on verra, ce me semble, qu'ils sont beaucoup mieux rendus, même pour l'har

monie.

Tout le monde, je le sais, a la prétention d'exactitude : je ressemble peut-être à ce bon abbé Leroy, curé de Saint-Herbland de Rouen et prédicateur du roi: lui aussi a traduit Milton, et en vers! Il dit : « Pour ce qui » est de notre traduction, son principal mérite, » comme nous l'avons dit, c'est « d'être fidèle. »

Or voici comme il est fidèle, de son propre aveu. Dans les notes du vire chant, on lit : « J'ai substitué ceci » à la fable de Bellerophon, m'étant proposé d'en pur» ger cet ouvrage.

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» J'ai adapté, au reste, les plaintes de Milton de façon >> qu'elles puissent convenir encore plus à un homme » de mérite. . . . Ici j'ai changé ou retranché » un long récit de l'aventure d'Orphée, mis à mort par >> les Bacchantes sur le mont Rhodope. »

Changer ou retrancher l'admirable passage où Milton se compare à Orphée déchiré par ses ennemis!

« La Muse ne put défendre son fils! »>

Je ne crois pas néanmoins qu'il faille aller jusqu'à cette précision de Luneau de Boisjermain: «< ne pas >> avoir besoin de répétition, comme qui serait non » de pouvoir d'un seul coup. » La traduction interlinéaire de Luneau est cependant utile, mais il ne faut pas trop s'y fier; car, par une inadvertance étrange, en suivant le mot à mot, elle fourmille de contre-sens; souvent la glose au dessous donne un sens opposé à la traduction interlinéaire.

Ce que je viens de dire sera mon excuse pour les chicanes de langue que l'on pourrait me faire. Je passe condamnation sur tout, pourvu qu'on m'accorde que le portrait, quelque mauvais qu'on le trouve, est ressemblant.

1

J'ai déjà signalé les difficulés grammaticales de la langue de Milton; une des plus grandes vient de l'introduction de plusieurs nominatifs indirects dans une période régie par un principal nominatif, de sorte que tout à coup vous trouverez un he, un their, qui vous étonnent, qui vous obligent à un effort de mémoire ou qui vous forcent à remonter la période pour retrouver la personne ou les personnes auxquelles ce he ou ce their appartiennent. Une autre espèce d'obscurité naît de la concision et de l'ellipse: faut-il donc s'étonner de la variété

1 Avertissement, tome I de l'ESSAI.

et des contre sens des traductions dans ces passages?

:

Ai-je rencontré plus juste? je le crois, mais je n'en suis pas sûr il ne me paraît même pas clair que Milton ait toujours bien lui-même rendu sa pensée; ce haut génie s'est contenté quelquefois de l'à peu près, et il a dit à la foule: « devine, si tu peux.»

Le nominatif absolu des Grecs, si fréquent dans le style antique de Milton, est très inélégant dans notre langue. Thou Looking on pour thee Looking on. Je l'ai cependant employé sans égard à son étrangeté auss frappante en anglais qu'en français.

Les ablatifs absolus du latin dont le Paradis perdu abonde sont un peu plus usités dans notre langue; mais, en les conservant, j'ai parfois été obligé d'y joindre un des temps du verbe être pour faire disparaître une amphibologie.

C'est ainsi encore que j'ai completé quelques phrases non complètes. Milton parle des serpens qui bouclent Mégère: force est ici de dire qui forment des boucles sur la tête de Mégère.

Bentley prétend que, Milton étant aveugle, les éditeurs ont introduit dans le Paradis perdu des interpolations qu'il n'a pas connues: c'est peut-être aller loin; mais il est certain que la cécité du chantre d'Eden a pu nuire à la correction de son ouvrage. Le poète composait la nuit: quand il avait fait quelques vers il sonnait; sa fille ou sa femme descendait 1; il

1 Essai sur la Littérature anglaise, tome 2.

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